: Au coeur de l’Europe. Une histoire de la Suisse entre ouverture et repli. Lausanne 2018 : Editions Antipodes, ISBN 978-2-88901-143-8 271 p.

: Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde. XVIIe siècle – Première Guerre mondiale: Espaces – Circulations – Échanges. Neuchâtel 2018 : Éditions Alphil, ISBN 978-2-88950-019-2 428 p. € 29,50; CHF 39,00

Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von
Tissot Laurent

Depuis quelques années, les ouvrages consacrés à l’histoire de la Suisse, des Suisses et des Suissesses fleurissent jusqu’à devenir des succès de librairies. Nous ne pouvons que nous en réjouir. A part de grandes mais rares exceptions, les ambitions vers des synthèses sur l’histoire de ce pays n’ont en effet pas entraîné, pendant longtemps, beaucoup de vocations. Par pudeur, modestie, manque de courage ou d’encouragement et alors que les connaissances s’additionnaient grâce aux thèses et études qui paraissaient sur de nombreux sujets, les lecteurs et lectrices devaient s’en tenir à des états de la question datant de plusieurs décennies.

En choisissant de rendre compte des ouvrages d’André Holenstein et Béatrice Veyrassat, nous abordons, pour des périodes dépassant plus de trois siècles, des synthèses propres à mieux comprendre comment l’histoire de la Suisse a été façonnée dans ses rapports avec l’étranger. Les deux auteurs peuvent faire état d’une très solide expérience, par les nombreuses études publiées depuis plus de trente ans dans les domaines politiques, militaires et sociaux dans le cas du premier et économiques dans le cas de la seconde sans que les frontières entre ces thèmes soient rigides et par la maîtrise d’une abondante bibliographie sur les sujets précités. Le concept de « transnationalisme » – qu’on brandit maintenant souvent comme un encensoir pour justifier les approches qui veulent toucher aux relations et aux circulations entre des pays ou des continents – peut sans aucun doute convenir à ces ouvrages. Car le parti pris n’est pas seulement de faire une histoire de la Suisse dans « son » contexte international, qu’il soit européen – cadre d’étude d’André Holenstein – et mondial – cadre d’étude de Béatrice Veyrassat –, mais de montrer comment ce contexte pèse sur la Suisse et, inversement, comment celle-ci parvient aussi à modeler ce contexte. Ce va-et-vient est bien illustré par la combinaison que nos deux auteurs arrivent à mener, sur le temps long, entre la diversité de l’Ancienne Suisse, puis l’exiguïté de la Suisse moderne et leur capacité à dialoguer avec leurs puissants voisins et à s’intégrer dans de vastes réseaux européens ou mondiaux. Dialogues parfois forcés, même imposés qui expliquent dans certaines périodes des replis et où les leviers de commande ne sont pas toujours du côté helvétique, mais dialogues aussi préparés, prémédités et voulus qui engendrent des effets indéniables sur l’affirmation de cette entité – et de ses ressortissants – sur les champs de bataille, sur les relations économiques, commerciales, diplomatiques, sociales ainsi que sur les pratiques politiques.

Les démonstrations reposent sur les indices, très réels, de cette présence suisse à l’étranger : les alliances qui mènent à des prestations réciproques (mercenaires et fromages contre pensions et sécurité) ; la présence des marchands, des commerçants, des banquiers, des financiers, des savants, des artistes, des artisans, des éducatrices, des éducateurs ; les émigrations européennes et transatlantiques de peuplement. Tous ces indices sont résumés par cette heureuse expression de Béatrice Veyrassat : « l’essaimage tous azimuts des Suisses » (p. 356) ce qui traduit l’ampleur de cet expansionnisme. Ces dialogues entraînent également des flux « entrants » qui ne sont pas toujours accueillis avec sympathie : immigration définitive ou saisonnière de réfugiés, de travailleurs, de scientifiques ; séjours périodiques de touristes etc. qui donnent à la Suisse un visage plus « métissé » et qui amènent André Holenstein, pour illustrer ce phénomène, à se servir de la composition de l’équipe de Suisse de football lors des championnats du monde de 1938 à Paris (match Suisse-Allemagne) et de 2014 au Brésil. Dans le premier cas, seuls trois joueurs sur vingt-deux ont des ascendants « non-suisses ». Dans le deuxième cas, on compte onze joueurs avec des ascendants « suisses » et dix-huit d’ascendance « étrangère » faisant de cette équipe une Suisse « black-blanc-balkanique... ».

Les indices se conjuguent également sur un mode plus quantitatif qui permet, dans la mesure du possible, d’esquisser la répartition de ces échanges financiers et commerciaux entre les différentes parties du monde ainsi que les investissements réalisés. Leurs évolutions sur une longue durée étayent le poids considérable de ce « petit » pays. Le constat est, de plus, alimenté par la production de biens matériels. La Suisse approvisionne de nombreux marchés en objets de toutes sortes : les indiennes, les fromages, les montres, et plus près de nous les produits agro-alimentaires, mécaniques, électriques, chimiques, pharmaceutiques, etc.

Pour les lecteurs de la RHN, ces deux ouvrages présentent le grand intérêt de proposer une vue panoramique sur le rôle et l’impact des Neuchâtelois et Neuchâteloises dans ces ambitions transnationales. Car une question peut se poser à la lecture des nombreuses études qui ont mis en évidence leur engagement multiple et multiforme. S’ingéniant à les souligner, elles offrent le risque de grossir peut-être exagérément ces appels du grand large en ne tenant pas suffisamment compte de l’épaisseur de ces impacts à l’aune de l’implication parallèle des ressortissants provenant d’autres cantons et qui ont pu aussi agir avec autant si ce n’est plus de force et de conviction que les seuls Neuchâtelois. En d’autres termes, cette image extravertie et ouverte de Neuchâtelois courant le monde pour commercer, fabriquer, vendre, guerroyer, négocier reste-elle adéquate une fois admis l’investissement d’autres populations ? N’a-t-elle pas été surestimée dans l’historiographie ? N’est-elle finalement que « normale » en regard d’une comparaison avec d’autres cantons ? L’annexe 1 de l’ouvrage de Veyrassat peut être une première réponse à notre interrogation. Elle mentionne les noms des mercenaires (soldats ou civils) et officiers suisses engagés dans les Indes orientales pour les XVIIe et XVIIIe siècles. En réunissant les données pour les compagnies actives (la Compagnie néerlandaise – VOC –, la Compagnie anglaise – EIC – et les compagnies et régiments suisses dans les Indes orientales), on repère sept Neuchâtelois (Jean-Pierre Pury, Laurent Garcin, Pierre-Isaac de Meuron, Louis Braun, Jacques-François Dardel, Charles-Daniel de Meuron, Pierre-Frédéric de Meuron) sur les quarante-six personnages dénombrés. La proportion pourrait être considérée comme faible dans ce domaine particulier d’activité. Mais elle ne l’est pas si l’on s’en tient, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, à la fabrication d’indiennes où la présence des Neuchâtelois, bien connue maintenant, est massive. On peut y ajouter, pour les XIXe et Xxe siècles, l’horlogerie, les industries mécaniques et les nouvelles technologies. La réponse à notre question est plus largement négative si sont considérés aussi les investissements dans les colonies : que ce soit la traite négrière, les bois précieux, les diamants, etc. L’exercice mériterait bien sûr d’être prolongé et affiné. Mais faire de Neuchâtel un épicentre suisse de l’intégration dans e monde serait exagéré : Genève, Bâle, Zurich, Vaud prendraient certainement une part aussi importante, Neuchâtel restant prédominant, on l’a dit, dans plusieurs domaines.

En résumé, nous ne pouvons que nous réjouir de la parution de ces deux ouvrages. Provenant de véritables spécialistes dans les domaines couverts, ces deux ouvrages, en plus de leur grande érudition, sont rédigés sans jargonnage et sont d’une lecture très agréable. Si nous ne pouvons que louer leur qualité, nous restons encore hésitant quand André Holenstein affirme – mais il n’est pas seul à le dire – que « l’histoire suisse est une histoire transnationale » (p. 233). Elle l’est dans une forte mesure et ces deux ouvrages le démontrent superbement, mais n’est-elle que cela ? Ne faudrait-il pas aussi tenir compte de certaines régions où l’autoproduction et l’autoconsommation règlent encore l’économie ou d’activités pour lesquelles le marché intérieur prédomine. Ne porter l’attention que sur les sources qui confirment ces volontés d’engagements extérieurs laisse dans l’ombre celles qui n’en font pas état. Sans défendre une approche autocentrée qui a si souvent été mise en avant, la question mériterait une plus large discussion.

Tissot, Laurent: Rezension zu: Holenstein, André: Au coeur de l’Europe. Une histoire de la Suisse entre ouverture et repli, Lausanne 2018. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, 2021, pages 107-109.

Tissot, Laurent: Rezension zu: Veyrassat, Béatrice: Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde (XVIIe siècle – Première Guerre mondiale). Espaces – Circulations – Echanges, Neuchâtel 2018. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, 2021, pages 107-109.